jeudi 18 juin 2020

Insulte et jurons...

La sortie du Dictionnaire des Gros mots, insultes, grossièretés et autres noms d'oiseau, chez Balland en 2012, fut à la fois un grand plaisir -le livre était beau - et une déception, car l'éditeur disparut quelques temps plus tard. Je n'y suis pour rien...

J'ai eu l'immense honneur d'être invité en avril 2013 par la Maison de la Poésie de Namur, pour y prononcer une petite conférence sur l'art d'insulter...  C'était un magnifique numéro de stand-up assis. en voici la trame.

Insultes et jurons

Il parait difficile de passer pour un expert en jurons imaginatifs en Belgique, patrie du capitaine Haddock, capable d’insulter un adversaire en le traitant de « Pacte à quatre ». Il faut bien essayer pourtant, car il est inimaginable qu’une langue puisse se passer de jurons – l’expression de toutes les émotions – et bien peu probable qu’elle puisse se passer d’injures, ce qui ne serait possible que dans un pays où il n’y aurait aucun conflit d’aucune sorte, ni familiaux, ni professionnels, ni politiques…
Il faut donc se résoudre à être grossier. Et pour l’être de manière efficace, en inventant ses propres injures, il faut d’abord connaître comment elles se fabriquent. Dans tous les cas les injures visent à rabaisser celui qui en est le destinataire, par animalisation, par « corporalisation », par « objetisation » et par dépréciation morale.

L’insulte de base est évidemment liée au monde animal : il est bête ! Ha l’animal ! L’injurié est rabaissé au rang de l’animal, exclu de l’humanité. On ne trouve parmi les animaux dont le nom est utilisé dans les injures ni lions, ni aigle, ni jaguar… mais des animaux ridicules ou abjects. Les deux vedettes l’âne et le cochon symbolise depuis la nuit des temps la bêtise pour l’un, la saleté, physique ou morale pour l’autre.
Les oiseaux, les grues, les dindes, les oies blanches, permettent d’insulter des filles en comparant leur attitude à celles que suggèrent les mœurs supposées ou les attitudes des grues – qui debout une patte en l’air – ressemblent à des prostituées attendant le client, les dindes, un peu ridicules, un peu prétentieuses, dodues et se dandinant, les oies évidemment blanches, symbolisent une forme de pureté un peu niaise…
Les poissons, les maquereaux, les harengs désignent des proxénètes, qui au début du siècle dernier portaient les cheveux luisants de cométiques, ce qui poussa à les comparer aux écailles des poissons consommés par le plus grand nombre. 
Les animaux de petites tailles, se déplaçant en grands nombres ont été à la base d’injures racistes, les vermines, des rats, les cloportes, les doryphores. Ce qui revient à dénier son humanité au peuple ou au groupe social auquel on compare ses animaux grouillants.
Pour innover en matière d’insultes par « animalisation », il faudrait comme le Capitaine Haddock se servir du nom d’animaux rares, tel l’ornithorynque. 

L’injure par « Corporalisation » consiste à assimiler à une partie de l’anatomie humaine et pas des plus nobles. Aujourd’hui encore ces insultes sont liées à une division ancienne entre les parties nobles et les parties « honteuses du corps »,  alors que les évolutions des mœurs, en matière de sexualité, d’hygiène, de mixité ont changé le regard sur le corps. Des expressions telles que faire les choses « comme un pied » sont aujourd’hui bien désuètes.
Pour tant le sexe féminin – le « con », mot venant sans doute de connil, le lapin – est encore et toujours à la base de toutes insultes, même si aujourd’hui le mot a pris un sens autonome et ne fait plus guère référence à sa signification d’origine.
Certaines caractéristiques du corps sont également à l’origine d’insultes - les boutonneux, les furoncles, les pue du bec, les lobotomisés – de mêmes que l’attitude d’autrui à l’égard du corps de celui qui insulte – tu me casse, les pieds, les couilles, etc.
Les cheveux sont aussi à la base d’insultes désignant aussi bien une caractéristique physique, le rouquemoute, la bille de billard, le coiffé comme un dessous de bras, qu’une prétendue tare intellectuelle – les blonde – voire une forme de vulgarité -  les blondasses… Notons que les bruns et les brunes ne sont jamais insultés.
L’excrément, les déjections, sont évidemment eux aussi à la base d’insultes, à commencer par « enfoiré » qui littéralement signifie « couvert d’excrément ».
La création de nouvelles injures ayant pour base le vocabulaire du corps parait difficile, sauf en utilisant le nom de parties oubliées de l’anatomie… Espèce de pancréas, face de rate…

Viennent encore des injures « par réification », l’injurié est rabaissé aux rangs des objets, on le traite de serpillière ou de raclure de bidet, l’objet est souvent un réceptacle de saleté, comme le bocal à fœtus de l’expression l’agité du bocal. Les planches à pain, les potiches, les endives, les andouilles, les nains de jardin sont souvent encore issus d’un vocabulaire désuet. Aujourd’hui les forums d’internet commencent à voir apparaître des insultes liées aux nouvelles technologies - « tu captes pas »

Reste la dépréciation morale. La moralité de l’injurié lui est déniée.
Ces insultes expriment souvent le sexisme ou à l’homophobie les plus bas. Dans ce registre les femmes sont comparées à des prostituées, elles sont forcément frigides, homosexuelles ou nymphomanes – putain, mal-baisée, gouine, chaudasse. Les hommes sont impuissants, des eunuques, ou des homosexuels passifs, les enculés et autres pédés. L’une des manières de réinventer de nouvelles manières de s’insulter serait de retourner la vigueur de l’injure, contre les « sales hétéros » par exemple…
Mais d’autres formes de « tares morales » sont dénoncées par les injures, la bâtardise, la traitrise, la complaisance à l’égard de l’adultère de son conjoint – cocue !
C’est enfin dans cette catégorie que se rangent les injures racistes…

Pour imaginer de nouvelles injures il faut donc puiser à ces quatre domaines, le monde animal, le corps, les objets, les tares morales, en songeant que la plupart des injures que nous utilisons sont puisées dans un vocabulaire très ancien, quand nos ancêtres vivaient dans une société essentiellement rurale. Le monde a changé les injures devraient évoluer…

Un exemple ? Le 30 mai 1974, lors du premier Conseil des ministres qu’il présidait, Giscard prit un ensemble de décisions révolutionnaires en leur temps, la suppression des écoutes téléphoniques, le droit d'asile intellectuel et politique et la fin des saisies de la presse, même en cas d'attaques contre le président. Pour fêter ça, le quotidien Libération publia un article intitulé Insulter Giscard c'est légal ! On pouvait y découvrir cette invraisemblable listes d’injures au chef de l’Etat : « Tête de con, pourri de bourgeois, pomme, naze, facho, rat d'égout, peine à jouir, trou d'uc..., fils à papa, requin d'arriviste, mange caca, pisse froid, menteur, crétin, grande saucisse sans moutarde, pue du bec, oiseau de mort, vautour, tire au flanc, tête molle, gras du bide, accordéoniste de mes deux, j'en foutre, traine savate, sale duc, enflé de Chamalières, carambouille et compagnie, tête d'œuf, boursouflé, aristo, pouffiat, serpillère, gelé, morveux, chancre discret de la bourgeoisie, » etc. etc.

Sachant que n’importe quel mot peut devenir une insulte, pour peu qu’on le fasse précéder de  Fils de … Tête de…Vieux… Sale… Pauvre…

Quant aux jurons leur mode de constitution est encore plus simple. Ils se forment par accumulation.
Il suffit d’aligner des mots appartenant à un petit nombre de familles lexicales - Dieu et sa famille, les sacrements, les objets liturgique, l’enfer, le diable, mais aussi la scatologie, la merde, le sexe, la prostitution, bordel, putain,  le foutre, sans oublier quelques objets - sac à papier, sabre de bois, pétard…
Lambert Wilson dans le film The Matrix Reloaded pourrait devenir désormais la référence avec « nom de dieu de putain de bordel de merde de saloperie de connard d’enculé de ta mère », ou, « sacré bordel de nom de dieu de putain de bite couilles enculé de ta mère. »
Il ajoutait « j’adore la langue française ! »

Ce gros livre chez Balland avait une petite histoire.
Il s'agissait du prolongement d'un travail que j'avais déjà commencé pour l'écriture de deux livres parus chez City. Ceci pour dire qu'il est parfois utile d'être mal élevé.